20h00. Le Sicambre attend à quai, le long du ponton d’honneur, entre le Miroir d’Eau et le pont de Pierre. En rouge et noir, il n’exile pas sa peur ni n’affiche son cœur mais il a fière allure. Les rangées de transats alignés le long des coursives sont un appel à la contemplation. Les sofas du pont inférieur invitent à la flânerie.
L’équipage (un brin sexy en marinières assorties, pour vous mesdames) accueille les passagers avec chaleur et amitié. Le décor est planté. Une coupe de crémant-citron à la main, je prends possession de ma table, sur le pont supérieur. Que la croisière commence.
20h30. C’est le grand départ. Le bateau quitte lentement le quai, exécute un brillant demi-tour et met le cap vers l’Estuaire de la Gironde. Les lumières de la ville scintillent à quelques dizaines de mètres, Bordeaux offre son meilleur profil, un point de vue inédit.
« Tu sais comment on dit « sortie » en turc ? » Drôle de manière de briser la glace. Soit. Facile, c’est affiché sur les issues de secours. Je ferme les yeux et j’imagine ce même bateau quelques années auparavant, chargé de plus de 600 Turcs traversant le Bosphore à Istanbul. L’agitation, les marchandises, les voix enchanteresses… on s’y croirait. Plus de 10 millions de personnes et seulement deux ponts pour traverser. C’était la première vie du Sicambre, avant de rejoindre la flotte de Bordeaux River Cruise en 2013. Après de lourds travaux, quelques aventures administratives et un an plus tard, ce même navire franchissait le Bosphore en direction de la mer Noire, rejoignait la Roumanie par Constantza et remontait le Danube en traversant la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie, l’Autriche et l’Allemagne, pour enfin atteindre Rotterdam, où il ne lui restait plus qu’à être remorqué jusqu’à Bordeaux.
21h00. L’entrée est servie sous le pont d’Aquitaine (rassurez-vous ça ne craint rien). Du bout des doigts, on se partage une grande planche résumant à elle-seule tous les atouts culinaires de l’Aquitaine : huîtres du Bassin, tartare de mule de l’Estuaire, foie gras en gelée de vin rouge, asperges de Blaye, jambon de Bayonne, et ces petites merveilles de couteaux gratinés au beurre, à l’ail et au piment d’Espelette. Ici les produits sont de saison, l’approvisionnement est local, avec une démarche durable jusque dans la gestion des déchets. Tout est cuisiné sur place par le chef Mohamed Admi et sa brigade. « Momo » a rejoint l ‘équipe de Gens d’Estuaire en 2011 après avoir fait ses armes chez Maxim’s et au Pavillon Ledoyen. Sa cuisine est franche, propulsant chaque produit à son apogée, tout en finesse et avec simplicité.
Un regard à bâbord (à gauche quoi), et le nouveau stade de Bordeaux surgit comme une apparition, dans un halo de lumière diaphane, presque dessiné en filigrane.
Le mousse apporte les plats. Comme un signal, le Sicambre amorce un demi-tour et entame sa remontée vers Bordeaux, à quelques encablures du Château Grattequina.
Ce maigre de ligne cuit à la perfection me fait de l’œil. Quoique le filet de bœuf d’en face semble tendre à souhait, avec ses petits champignons et ses endives braisées. C’est le stade de votre relation qui déterminera si oui ou non vous avez le droit de plonger votre fourchette dans l’assiette de l’autre. Pour ma part, je ne me suis pas gênée (l’argument journalistique faisant foi).
Au passage de Bassens, on aperçoit les cargos déchargeant toutes sortes de denrées – une activité économique que l’on ne soupçonnait pas vraiment depuis nos belles façades classées, ainsi qu’une réalité parfois plus dure. Notre vaillant mousse nous raconte l’histoire du Porto Alegre, battant pavillon portugais, dont l’équipage est bloqué à quai depuis des mois pour des raisons administratives et financières. On est un peu loin du quart d’heure romantique mais rassurez-vous l’Estuaire regorge aussi d’histoires heureuses et de belles initiatives. Comme ces deux jeunes garçons, Guillaume de Mecquenem et Syméon Gurnade, qui se rencontrent aux scouts marins.
Le père de l’un gère le domaine viticole de l’Ile Margaux, la famille de l’autre s’installe sur l’Ile de Patiras. Ils grandissent. Entre temps l’un épouse même la sœur de l’autre et ils décident, avec d’autres passionnés, de fonder l’association Gens d’Estuaire en 2008. Parmi ces passionnés, il y a aussi ce père et son fils, Philippe et Simon Lacourt. Le père se prend d’un amour passionnel pour le phare de l’Ile de Patiras et se bat pour en faire un refuge hors du temps. Le fils succombe à l’appel du fleuve et déploie son énergie à concevoir et réaliser des embarcations élégantes adaptées aux caprices de l’Estuaire. Ce sont ces quatre hommes réunis qui s’uniront pour porter haut les couleurs de l’association Gens d’Estuaire, devenue aujourd’hui Bordeaux River Cruise. Leur objectif : porter à la connaissance du plus grand nombre l’existence et la beauté de l’Estuaire de la Gironde en proposant un tourisme fluvial raisonné. Le Sicambre vient donc rejoindre leur flotte, aux côtés de Silnet, Sardane et de feue la Sorellina, disparue en 2012.
Mais déjà le pont Chaban-Delmas se dessine. Le dessert servi sous forme de café gourmand vient clore cet épisode gastronomique tout en douceur : cannelé cerise, crème brûlée pistache, gelée orange passion combava et fondant chocolat à la crème mascarpone. Et c’est accoudée au bastingage que je sirote mon excellent café torréfié par L’Alchimiste en direct de Darwin. Un coup d’œil au club des Marins de la Lune endormi, entre les Chantiers de la Garonne et la Guinguette d’Alriq. Encore une bande de doux dingues qui ont eux aussi réussi à appréhender ce fleuve impassible.