Ce matin-là de juillet, il est tout juste 7h00 et le soleil commence déjà à chauffer. Je débarque dans l’exploitation maraichère De l’eau à la bouche, en plein coeur de l’Entre-deux-Mers, sans trop savoir où je vais atterrir. Aquaponie. J’ai déjà raisonnablement exclu l’image mentale d’un poney barbotant dans une piscine. Mais je m’attends sans aucun doute à des bassins grouillants de truites, au-dessus desquels s’épanouissent des légumes. Vision assez dure à construire : comment peuvent respirer ces pauvres truites si leur bassin est obturé par des plantations ? Et comment font-elles pour nager parmi les racines ?
Mes doutes sont balayés quand je pénètre dans la première serre : les légumes sont bien là, ils poussent effectivement dans de grands bacs en bois remplis d’une eau vivante, mais pas de trace des truites. Elles doivent faire ce qu’elles ont à faire ailleurs. Il y règne une atmosphère de calme, de sérénité. On entend juste un petit gargouillement d’eau, des insectes qui volent. Ça sent le bois. La lumière du matin est douce, et le contraste de la couleur intense des herbes et des légumes est saisissant.
Je suis accueillie par un trentenaire en tongs, Pierre Bochard, l’un des cinq associés d’origine et l’un des deux salariés de l’exploitation. Il a créé De l’eau à la bouche en février 2016 avec sa compagne Aline Hans, Gregory Biton et sa compagne Paola Vargas, et Vincent Senegas. Aucun n’était formé en agriculture, ni n’avait d’expérience maraîchère. Gregory était l’expert aquaponiste de la bande, ils se sont lancés, avec l’envie de construire un projet agricole durable, environnemental et local. Tout en me faisant visiter les lieux, il lève enfin le voile sur les mystères de l’aquaponie. « Tu prends l’aquaculture (production en milieu aquatique), tu y rajoutes l’hydroponie (agriculture hors-sol) et tu obtiens l’aquaponie ». Évidemment.
Dans un hangar ombragé, des truites gigotent dans une dizaine de bassins recouverts de filets. L’eau chargée de leurs déjections est d’abord filtrée par gravité pour en éliminer l’ammoniaque et les nitrates, puis au contact de bactéries qui activent la minéralisation, elle est prête à circuler. La suite est assez simple : l’eau chargée en minéraux circule en continu à travers de grands bacs en bois situés dans deux grandes serres attenantes. Dans chaque bac flottent des radeaux en polyéthylène alimentaire, percés de trous, dans lesquels sont posés de petits pots ajourés remplis de substrat (fibre de coco et perlite). Dans chaque petit pot, un plant de légume, herbe aromatique ou jeune pousse s’y développe avec conviction. L’eau, une fois oxygénée par les végétaux, revient à la case départ, avec les truites. Un système d’une telle intelligence, d’une telle évidence !
Ce matin on attend Félix Clerc, le génial chef du Symbiose à Bordeaux, qui doit venir récupérer sa commande avec son invité spécial le chef Morgan Perrigaud, en vue d’un dîner à quatre mains. Félix vient souvent s’inspirer chez son maraîcher, surtout parmi les variétés exceptionnelles de jeunes pousses et d’herbes aromatiques qui débordent des bacs.
1 basilic thai, 1 coriandre, 1 basilic vietnamien, 1 persil, 1 ciboulette, 8 concombres, 25 mini-carottes, 1kg de poivrons, 1kg de tomates cerise, 500g de mini-aubergines, 40 cucamelons, 2kg de pak-choy, 1kg de haricots verts, 25 mini-poireaux, 6 choux raves violets, des pousses, des fleurs… la liste est longue.
Tout en cueillant les haricots verts de Félix, Pierre me précise qu’ici ils ne font pas de l’aquaculture intensive, mais du maraîchage intensif. La bonne quantité de truite, pour la bonne quantité de surface maraîchère. Pas plus. Les truites grossissent au fil des mois, ils les vendent sous-vide ou fumées à leurs clients, et les remplacent par de plus petites chaque année. Si l’alimentation des poissons autant que les plants et semences des végétaux sont bio, De l’eau à la bouche cultive hors-sol, et ne peut prétendre à ce titre au label Bio. Il n’y a pourtant aucun traitement chimique. Les fleurs plantées ça et là ou même cultivées, attirent tout le monde. La biodiversité fait alors son boulot, les gentils insectes chassant souvent les nuisibles. Il y a parfois des attaques de puces ou de chenilles, mais Pierre est assez stoïque, « ça vit quoi ! ».
On attend toujours Félix, et en attendant on ramasse ses mini-carottes. Et le goût dans tout ça ? Pour moi le goût des légumes vient de la terre, du terroir. Encore une idée reçue. Le goût provient des minéraux qui se trouvent généralement dans la terre. Or ici, les minéraux sont dans l’eau : azote, potassium, phosphore, calcium… tous ces micronutriments nécessaires à la synthétisation des molécules et au développement d’un complexe aromatique sont bel et bien là. Encore un peu sceptique, je gobe une feuille de basilic. Quelle concentration d’arômes ! Quelle puissance ! Maintenant je comprends mieux pourquoi tout le gratin des chefs bordelais se presse ici pour se sourcer.
La matinée est passée, je n’ai finalement pas croisé Félix, mais par pur hasard je suis allée déjeuner chez lui quelques jours plus tard. En piquant l’un de mes haricots, qui ce jour-là accompagnait un mi-cuit de thonine, émulsion coriandre, quinoa noir au maïs et cébette, je me suis dit qu’il était sacrément bien calibré ce haricot, et que la personne qui l’avait cueilli devait être drôlement connaisseuse. Et puis j’ai un peu gloussé.
De l’eau à la bouche
33670 Le Pout
Vente aux particuliers le vendredi, pour s’inscrire c’est par ici.