Sur sa vieille bicyclette, Eloi Keller, 31 ans, s’enfonce sur les petits chemins au coeur des marais de Saint-Clément des Baleines. Sur la banquette arrière, ça s’agite. Il y a 15 minutes nous grimpions les 257 marches du phare, bondé en ce mois d’août. Les chemins sont de plus en plus étroits, on se gare bientôt pour finir à pied. « Retrouve-moi à 19h00 au hangar, on ira au marais ensemble. Ce soir il n’y aura pas de fleur de sel, le temps était trop humide hier, et même s’il fait beau aujourd’hui les aires sont pleines d’eau, il a plu lundi dernier. » Premier indice : pour produire de la fleur de sel, il faut du soleil et un temps sec.
Nous marchons jusqu’au marais. La lumière est douce, orangée. Il fait bon. Le calme serait presque religieux si ces deux petites filles qui sont les miennes ne le brisaient pas au moindre pas ou à la moindre parole. Soit. C’est les vacances. Sur le chemin, Eloi nous désigne ces grandes herbes sèches, des graines de moutarde sauvage ! « Le plus fastidieux c’est de récupérer les graines et de les trier. Après tu les fais macérer une nuit dans du vinaigre de cidre et tu rajoutes de la fleur de sel. » Ces petites graines noires là, c’est du maceron, le poivre de l’île de Ré. Eloi s’en sert aussi pour parfumer ses fleurs de sel et ses moutardes.
Nous arrivons au marais. Une succession de bassins colorés, rouge, tuile, orange, rose, jaune. Ce camaïeu solaire semble presque artificiel. De part et d’autres de petits tas de sel sèchent. J’apprendrai plus tard que l’origine de cette couleur rose est due à une algue, Dunaliella salina.
Ce marais appartenait à ses arrière grands-parents. Au printemps 2012, Eloi décide de le remettre en état, notamment après les dégâts de la tempête Xynhia. Eloi a grandi dans l’île de Ré. Après des études à Bordeaux, il amorce un retour aux sources, et choisit d’exercer son métier de saunier dans les règles de l’art, sans formation spécifique mais avec l’énergie et le bon sens d’un homme passionné, à l’écoute de la nature, et de la météo.
Nous circulons entre les bassins. La prise d’eau est un peu plus loin. Le vasais emprisonne l’eau de mer lors des marées dont le coefficient est supérieur à 85 (les malines). Puis voilà les métières, ces bassins séparés par des bosses en argile. Enfin les muants, nourrices et aires saunantes, dans le champ du marais. Je ne sais pas si c’est au bord d’un muant, d’une nourrice ou d’une aire saunante que je rattrape in extremis ma petite dernière avant qu’elle ne tombe au fond, mais tout va bien, nous poursuivons notre exploration.
Comment tout cela fonctionne ? Par un mécanisme d’écluse, l’eau de mer, qui contient naturellement 28g de sel par litre d’eau, est acheminée vers des bassins naturels pour se réchauffer, se débarrasser de ses impuretés grâce aux algues qui y prolifèrent, et se charger en oligoéléments. Pour obtenir la cristallisation qui permettra la formation de la fleur de sel, il faut atteindre 250g de sel par litre d’eau. Le soleil, et surtout le vent sont des éléments indispensables au processus.
On cueille ainsi la fleur de sel à la surface des aires saunantes le soir venu avec la lousse, une sorte de raclette traditionnelle. Le mot « fleur » vient du verbe « affleurer ». On récolte délicatement cette fine croûte qui affleure en surface.
Si la fleur de sel n’est pas récoltée, elle tombe dans le fond pendant la nuit où la cristallisation se poursuit pendant quelques jours, jusqu’à l’obtention du gros sel. Un kilo de fleur de sel devient alors 10kg de gros sel.
Selon la météo, Eloi peut récolter entre 50 à 100kg par carreau tous les 3-4 jours. Chaque année il produit entre 1 à 2 tonnes de fleur de sel, et entre 5 à 10 tonnes de gros sel.
La balade se poursuit parmi les salicornes. Tandis que mon aînée brandit fièrement un squelette de tête de ragondin (avec ses dents), je reste imperturbable et tente d’en savoir un peu plus sur la viabilité du métier de saunier.
Parmi la centaine de sauniers de l’île de Ré, plus de 60 travaillent en coopérative. Depuis le début, Eloi a choisi d’être indépendant. C’est un métier saisonnier, dont tout l’enjeu réside dans l’interprétation de la météo. La saison commence en avril, où il faut reconstruire le marais, évacuer la boue, dégager les bassins. Le sel se récolte de juillet à fin septembre. Puis à partir de septembre à avril, il faut commercialiser sa production.
Eloi vend exclusivement en circuit court, au sein des AMAP (associations pour le maintien de l’agriculture paysanne) – c’est d’ailleurs comme ça que je l’ai rencontré -, et auprès de quelques épiceries parisiennes. Pour subsister, il se diversifie. Ses moutardes sauvages, ses fleurs de sel aromatisées aux herbes sauvages de l’île de Ré, maceron, fenouil, immortelle de dunes complètent ses revenus. Les trois dernières années ont été bonnes, mais la production est tellement liée à la météo que rien n’est certain et il faut encore continuer à innover et se renouveler. Voilà pourquoi il envisage déjà de produire des petits sachets d’herbes sauvages à infuser.
Saviez-vous que la fleur de sel a un pouvoir salant inférieur au gros sel ? Qu’elle joue plutôt le rôle d’exhausteur de goût ? Saviez-vous qu’on lui prête d’incroyables qualités aromatiques, voire même un petit goût de violette ? Saviez-vous que les sauniers de la côte atlantique (Noirmoutier, Guérande…) utilisent globalement les mêmes techniques (avec souvent des termes différents) ? Saviez-vous que le sel fin est artificiel et qu’il provient d’une ressource non renouvelable ? Qu’il est produit complètement différemment, par extraction du sol dans des mines de sel gemme ?
Le soleil commence à tomber au loin. J’ai les poches pleines d’os de lapin, et la tête pleine d’histoires de sel. Nous laissons Eloi retourner à la sérénité de son marais.
Je comprends désormais pourquoi je rajoute de la fleur de sel dans tous mes plats. Je comprends aussi pourquoi je suis membre d’une AMAP depuis 6 ans. Je comprends enfin pourquoi certains parents collent leurs enfants en colonie tout l’été 😉